La première étape fut l’organisation de ma mort. Enfin, de ma mort officielle.

Zeus-Peter Lama tint à ce que j’écrivisse une lettre à mes parents.

– Dites-leur adieu, dites-leur que votre suicide est une décision qui vous appartient et qui n’a rien à voir avec eux, que vous les remerciez de leur tendresse, que vous en gardez plein pour eux, qu’ils ne doivent pas avoir trop de peine, les niaiseries habituelles… Au fait, les aimez-vous ?

– Qui ?

– Vos parents.

– Les sentiments ne sont pas mon fort.

Je m’enfermai une matinée entière pour écrire mes adieux au monde. Quelle ne fut pas ma surprise en les rédigeant de me retrouver à pleurer de lourdes larmes. Alors que, depuis dix ans, je ne voyais plus en mes parents que des géniteurs inconséquents qui m’avaient joué le sale tour de réussir mes frères et de me rater, alors que je me refusais à leurs baisers, leurs effusions, leurs discussions, alors que j’estimais que mon père et ma mère m’avaient trahi en me faisant tel que j’étais, qu’ils n’étaient pas des parents dignes de leur tâche, me revinrent par fusées tous les moments d’avant… Avant la vision… Avant l’apparition de mon physique ingrat au-dessus des lavabos du collège… Une certitude désagréable me bouleversa, l’assurance que mon père et ma mère m’aimaient depuis toujours, qu’ils n’avaient pas cessé de me porter dans leur cœur même quand je leur opposais ma froideur. Le ravage que cette idée provoqua en moi me permit de choisir des mots justes.

– Bravo, mon jeune ami ! Je défie quiconque de lire cette lettre sans se mettre à pleurer, déclara Zeus-Peter Lama en la parcourant d’un œil qui demeura sec comme le désert.

Il plia la feuille et la glissa dans une enveloppe.

– Et mes frères ?

– Pardon ?

– Si j’écrivais une lettre à mes frères ?

– Est-ce utile ?

– Une lettre qui les hante toute leur vie et leur file mauvaise conscience…

– Ces chers frères Firelli ! Ça ne leur fera aucun effet, ils sont trop beaux. D’ailleurs ont-ils seulement une conscience ?

– Je ne sais pas. Si ça ne leur fait pas de mal, à moi cela fera du bien. Pour la vengeance. Rien que pour la vengeance.

– Comme vous voulez. Mais la plus belle revanche, mon jeune ami, reste ce que nous allons entamer ensuite…

Bien qu’il eût raison, je ne résistai pas à la volupté d’écrire un mot d’adieu culpabilisant à ceux qui m’avaient transformé en cafard.

Mes chers frères,

Vous aviez oublié depuis longtemps que vous aviez un cadet. Je vais vous aider à parfaire cette amnésie. Je choisis de disparaître. Pendant dix ans, j’ai attendu de vous des gestes qui ne sont pas venus, des paroles que vous n’avez pas prononcées. Pendant dix ans, vous avez gagné beaucoup d’argent en passant pour les deux plus beaux hommes du monde. J’espère qu’en vieillissant vous deviendrez plus attentifs aux autres et que vous réparerez chez vos enfants ce que vous avez détruit chez moi. Adieu, sans aucun regret.

Dans la joie de ne plus jamais vous voir, ni vous ni surtout la photographie des frères Firelli,

Votre frère néanmoins Firelli.

Il fut décidé que je me tuerais le lendemain matin, un lundi.

Dès l’aube, Zeus-Peter Lama se fit emmener en limousine pour poster mes lettres.

Lorsqu’il revint, il conduisait lui-même la voiture et me proposa de nous rendre à la falaise.

– Votre chauffeur ne vient pas avec nous ?

– Non. Personne d’autre que vous, moi et le docteur Fichet ne doit être au courant. Zoltan a pris son congé annuel ce matin et cela tombe bien. Il est parti en avion visiter sa famille dans son pays.

La voiture glissa jusqu’à deux kilomètres du précipice et s’arrêta sous les pins.

– Allez-y, dit-il en ouvrant la portière, et laissez le plus de traces possible. Je vous reprends là-haut dans une demi-heure.

Je finis le trajet à pied. J’enfonçai mes chaussures dans la terre boueuse afin d’y déposer des empreintes. En m’arrêtant à mi-parcours, je fis exprès de perdre un mouchoir avec mes initiales brodées. Arrivé au sommet, j’abandonnai mon sac à dos entre deux rochers.

Je contemplai cette falaise où, naguère, j’avais voulu mourir. Elle me semblait désormais composer un décor. Elle affichait tellement les signes du danger, parois escarpées, murailles hérissées de pointes coupantes, vide vertigineux, vents violents et tournants continuellement plaintifs, rapaces à l’affût, qu’elle en devenait presque risible. Elle m’apparaissait comme ayant été brossée à la hâte par quelque décorateur naïf qui aurait voulu trop bien faire.

Le klaxon m’appela, allègre.

Je rejoignis en hâte la limousine et m’engouffrai derrière les vitres teintées.

– Maintenant, vous devez rester enfermé dans votre chambre pendant au moins deux jours.

Le mercredi, mon Bienfaiteur me confirma que mes parents avaient lancé un avis de recherche après avoir reçu mes lettres. À dix heures du matin, il alla lui-même témoigner que, trois jours plus tôt, il lui avait semblé, en longeant l’à-pic en voiture, apercevoir une silhouette se jeter du haut des rochers, bien qu’il n’en fût pas certain. L’après-midi, la police l’appelait pour lui confirmer qu’elle avait retrouvé le sac à dos d’un désespéré. Le soir, la connexion avait été établie entre les investigations provoquées par l’inquiétude de mes parents et mes traces à Palomba Sol. On commençait à me croire mort.

Au milieu de la nuit, Zeus-Peter Lama entra dans ma chambre, drapé dans une soie écarlate, sa cigarette fumante volant d’une main à l’autre.

– Nous avons rendez-vous à la morgue.

Il était très agité. Comme je ne réagissais pas assez vite, il arracha ma couverture et alluma les lampes.

– Dépêchez-vous.

– Mais pourquoi ?… Ce n’était pas prévu…

– Une erreur ! J’ai manqué d’imagination. Je ne veux pas qu’on vous suppose disparu. Je veux qu’on vous voie mort. J’ai besoin de votre cadavre.

– Quoi ?

– Habillez-vous : je vous expliquerai en route.

Naturellement, il n’ajouta pas un mot pendant le voyage qui nous conduisit de l’Ombrilic à la ville.

Le Dr Fichet nous attendait dans la cour de la morgue sous la lumière anémique d’un réverbère d’État. Il sortit de son pantalon un épais trousseau de clés, nous intima l’ordre de nous taire puis nous fit pénétrer dans le bâtiment.

Deux odeurs se battaient avec âpreté dans les longs couloirs silencieux, une odeur de détergent à la fraise contre une odeur de décomposition. La fraise avait quelque chose de piquant, de tonique, qui ne parvenait pas à vaincre la fadeur puissante du formol mêlé aux chairs en putréfaction. Nous entrâmes dans un laboratoire couvert de paillasses en céramique où régnait un froid hostile.

– Nous allons vous maquiller en noyé, m’annonça Zeus-Peter Lama. Le docteur Fichet, qui est un médecin légiste, fera ça très bien.

– Un noyé de trois jours ? Rien de plus simple, confirma le docteur Fichet. Ramollir les chairs, dépigmenter les lèvres, blanchir le teint, bleuir les veines, gonfler les paupières, raidir les cheveux avec du sel…

– Pourquoi ? m’écriai-je, plus effrayé par la perspective de me déshabiller dans cette pièce glaciale que par les opérations qu’il m’annonçait.

– Parce que je veux que vos parents viennent reconnaître votre corps ! Je veux qu’ils vous voient sortir d’un tiroir de chambre froide !

– Je ne peux pas faire ça. C’est trop. Je ne pourrais pas simuler la mort si ma mère se met à pleurer.

– Allons, mon jeune ami ! Je croyais que vous étiez décidé ?

– Je suis décidé, oui. Mais pas à jouer cette scène-là.

– Vous n’aurez pas à la jouer puisque vous dormirez.

Et, avant que j’aie eu le temps de comprendre, le docteur Fichet posa sur mon visage un linge mouillé qui me fît sombrer dans l’inconscience.

Que se passa-t-il autour de moi ? Combien de temps cela dura-t-il ? Quelles larmes, quels cris, quels effondrements mon sommeil m’épargna-t-il ? Je ne le saurai jamais.

Je revins à moi dans la douche de la morgue, tenu par Fichet et Zeus-Peter Lama qui me savonnaient à grande eau pour me démaquiller le corps.

Je n’avais pas retrouvé la parole. Il fallut le voyage de retour à l’Ombrilic pour que je me réveille tout à fait.

– Alors ? demandai-je, avec la sensation d’avoir une bouche en carton.

– Vous êtes mort et identifié. Vos parents ont été très dignes.

– Ah… Et mes frères ?

– Ils se sont contentés de sangloter à l’entrée de la morgue. Cela a provoqué un bel attroupement, d’ailleurs.

– Ils pleuraient ?

– C’est ainsi qu’on réagit dans ces cas-là, non ?

Il alluma deux cigarettes, une pour chaque main, les serra entre ses longs doigts et fit quelques gestes étudiés qui l’enveloppèrent de fumée.

– Venez avec moi. Vous avez besoin de faire un tour dans Matricia.

Je le suivis sans demander d’explications car, avec Zeus-Peter, le meilleur moyen d’obtenir une réponse était de ne pas poser de question.

Au troisième sous-sol de la maison, sous une lumière indécise qui suintait de coquilles nacrées, se trouvait un bassin rond aux bords doux et incurvés montés dans une matière élastique rose qui ressemblait à de la peau. Un liquide trouble y clapotait paisiblement.

– Plongeons dans Matricia.

Matricia était le nom qu’avait donné mon Bienfaiteur à sa piscine souterraine. L’eau laiteuse faisait trente-six degrés, la température intérieure du corps humain. Une étrange musique composée de halètements, de pulsations cardiaques et de rires féminins au plus profond de la gorge arrivait d’on ne sait où. Une odeur de foin coupé flottait dans l’air immobile.

Sitôt que j’entrai dans le bain, j’éprouvai un tel bien-être que je sombrai dans un sommeil heureux.

Je me réveillai épuisé, différent. Cet assoupissement avait opéré une rupture. Comme si j’étais passé par un sas qui me conduisait d’une partie de ma vie à une autre.

Mon Bienfaiteur, sorti de l’eau, se faisait masser par un athlète au corps rebondi, à la peau tendue par les muscles, dont l’anatomie pourtant typiquement virile était devenue féminine par excès de chair, absence de poils et douceur huilée de l’épiderme. Zeus, qui n’avait guère que des os à offrir à ces paumes puissantes, ronronnait néanmoins de satisfaction.

Sous la douche froide que nous prîmes ensuite, il me glissa à l’oreille :

– Et si nous allions à vos funérailles ?

Je n’oublierai jamais le jour de mon enterrement. J’y ai vu plus de monde que je n’en avais rencontré dans toute ma vie. Plus de mille personnes piétinaient dans le petit cimetière. Au-dehors, les services de sécurité avaient dû poser des barrières pour contenir les flots de badauds. Les caméras, les micros et les flashes surgissaient çà et là de la foule, témoignant de l’intérêt que portaient les médias à mes funérailles.

Lorsque, en sortant de la limousine de Zeus-Peter Lama sous ma perruque et mes lunettes fumées, je découvris cette grande cérémonie, je me demandai si je n’avais pas opéré un mauvais diagnostic sur mon existence : un garçon ingrat provoquerait-il un tel attroupement ? M’étais-je trompé ? Ces jeunes filles éplorées, ces journalistes avides de témoignages, cette gravité des notables, tout cela était pour moi, qui m’étais cru invisible…

– J’ai peut-être eu tort de mourir, dis-je à l’oreille de Zeus-Peter Lama.

Il sourit et aussitôt les flashes crépitèrent. Après un temps de pose décent, il me répondit à voix basse :

– Trop tard. Et sois patient. Tu n’es pas au bout de tes surprises.

Il tendit son carton d’invitation aux cerbères qui défendaient l’entrée et nous pénétrâmes dans le cimetière. Une chorale d’enfants – celle de mon ancien collège, perchée sur un mausolée – chantait des hymnes. Quatre registres ouverts sur une table attendaient des témoignages. Les gens s’y précipitaient avec dignité et écrivaient des messages de plusieurs lignes.

En passant, j’y jetai un coup d’œil. Je n’en crus pas mes yeux. « Il était encore plus beau que ses frères car il ne le savait pas. » « Comme les anges et les étoiles filantes, comme tout ce qui dispense la grâce, il n’est passé qu’un instant parmi nous. » « À notre petit prince. » « Je l’aimais d’amour et il ne m’a pas remarquée. Agathe. » « Par ta mort, tu resteras superbe et pour toujours inaccessible. Irène. » « Personne ne te remplacera dans nos cœurs. Christian. » Non seulement j’ignorais le nom des signataires mais à aucun moment je n’avais soupçonné qu’on pût former de telles pensées pour moi. J’étais bouleversé.

Jamais je n’ai autant douté de ma santé mentale que le jour de mon enterrement. Si des centaines d’inconnus ou de gens à peine connus de moi dont j’avais été certain de l’indifférence me regrettaient avec violence, mes parents, eux, dont j’aurais parié sur la douleur, semblaient les seuls à ne pas participer à la déploration universelle. Collés l’un contre l’autre, à l’écart, en retrait, ils semblaient hostiles aux manifestations de chagrin ; ils tendaient une main molle à celui qui leur présentait ses condoléances et évitaient le regard de celle qui se lançait dans un panégyrique.

Seuls mes frères se conduisaient comme je l’avais prévu. Isolés sur une estrade, entourés de réflecteurs de lumière, ils s’abandonnaient à une équipe de maquilleurs et discutaient avec leurs stylistes des nuances de noir qu’ils devaient porter pour les clichés.

Enfin le photographe cria soudain que la lumière était désormais idéale.

– Sur la tombe, vite, sur la tombe.

Mes frères, suivis de l’équipe technique, fendirent la foule pour se rendre près d’une dalle de marbre.

Je me faufilai vers eux : je voulais voir ma sépulture.

Ce que je découvris me sidéra.

S’il y avait bien mon nom, mes dates de naissance et de décès, il y avait aussi un portrait. Dessous, mes aînés avaient écrit : « À notre petit frère, qui était encore plus beau que nous. Regrets étemels. » Je reconnus la photographie : elle ne montrait pas mon visage mais celui d’un des jumeaux à l’âge de quinze ans.

Zeus-Peter Lama me tapota l’épaule et me tendit une liasse de journaux. Les couvertures déclinaient le même mensonge : « Le destin de l’aiglon foudroyé. Le plus jeune des Firelli, encore plus sublime que ses aînés, a souhaité rejoindre les anges auxquels il ressemblait tant. »

Je m’affalai contre la poitrine de Zeus-Peter Lama. Tout le monde crut, par contagion affective, que c’était de chagrin. Personne ne pouvait imaginer que je pleurais de rage.

– Les salauds ! Ils m’ont volé ma vie. Ils m’ont volé ma mort. Ils m’ont même volé mon image.

– Notre plus belle vengeance, c’est ce que nous allons faire maintenant, non ? répondit Zeus-Peter Lama.

Cette perspective me redonna du courage.

– Vous avez raison. Partons vite.

Je bousculai sans aucune gêne ces pantins qui, le sachant ou l’ignorant, pleuraient sur une escroquerie. Avant de franchir la grille du cimetière, je jetai un ultime coup d’œil à mes parents dont le comportement, soudain, m’apparut le seul digne.

– Pas de regret, me dit Zeus en me tirant par le bras. Au travail.

Ce fut mon dernier souvenir avant de quitter ce monde.

On avait dressé les tables du petit déjeuner sur la terrasse sud. Toutes les belles filles de l’Ombrilic s’étaient retrouvées pour se faire la gueule au-dessus de l’argenterie. En attendant le maître des lieux, elles feuilletaient les magazines qui commentaient mon enterrement. De biais, j’y jetai un œil. Sachant que je n’y figurais pas en tant que mort, j’étais curieux de savoir si j’y figurais en tant que vivant, sous ma perruque et mes lunettes noires ; effectivement, on apercevait Zeus-Peter Lama consoler mon dos ; il offrait aux paparazzi une grimace compatissante qui, en grand professionnel, lui permettait de dégager ses rangées de pierres précieuses et de justifier la publication du cliché. Une star de rock célèbre pour ses implants capillaires annonçait qu’il me consacrait une chanson, « Un ange est passé parmi nous », et un producteur de cinéma avait proposé à mes frères de tourner dans un film racontant l’histoire de notre famille ; ceux-ci, encore trop dévastés par le chagrin, demandaient un délai décent avant d’accepter.

Zeus-Peter Lama entra, s’empara d’une brioche et caressa le poignet de sa voisine de droite.

– Paola a été très gentille avec moi, cette nuit.

Il envoya un baiser à Paola qui, sitôt qu’elle l’eut reçu, se tourna, l’air crâne, vers ses congénères.

Puis Zeus-Peter Lama s’absorba dans la lecture de la presse et, pendant une demi-heure, Paola accumula les mésaventures : un grain de raisin l’éclaboussa en tombant dans son verre, une guêpe hargneuse se trouva malencontreusement sur un toast au miel qu’on lui tendit, le flacon de sucre se révéla être un flacon de sel lorsqu’elle en saupoudra sa salade de fruits et, pour finir, un pot de thé bouillant se renversa par hasard sur ses genoux. Les beautés faisaient payer à Paola la préférence du maître. En désignant l’héroïne de la nuit, Zeus avait aussi désigné la victime du jour.

Celui-ci, isolé derrière les volutes créatives de sa cigarette, n’avait rien remarqué. Il se leva et dit en passant près de moi :

– Viens. Nous allons t’installer.

Je suivis Zeus dans un rez-de-chaussée de l’aile droite.

– Tu resteras là le temps nécessaire.

Il me présenta un domestique en tablier blanc, le visage violemment couperosé.

– Titus empêchera quiconque d’approcher. C’est lui qui garde déjà ma femme.

– Vous avez une femme ?

– Naturellement. Voici ta chambre.

Il me fit entrer dans une salle qui semblait vide mais dont, après quelques secondes, le contenu m’apparut. C’était une pièce blanche aux meubles blancs, aux rideaux blancs, aux lampes blanches, au sol carrelé blanc, à la literie blanche. Baignant dans cette lumière immaculée, les formes ne se détachaient pas, les angles des objets disparaissaient et je m’y cognai plusieurs fois.

– Tu y seras bien, à l’écart. Tu sortiras quand nous aurons fini.

– D’accord.

– Fichet travaillera à côté.

– Quand commençons-nous ?

– Au plus vite. Je suis très impatient.

Je vérifiai avec les doigts qu’il y avait réellement un canapé puis, m’étant assuré de sa place, je m’assis dessus.

– Pourquoi n’ai-je pas rencontré votre femme ?

– Veux-tu la voir ? me demanda Zeus-Peter Lama. Titus, nous allons voir Madame.

Le domestique à la chair de jambon cuit nous conduisit à une pièce où se trouvaient pendues des combinaisons matelassées. Zeus-Peter Lama en enfila une, je me sentis obligé de faire de même. Titus nous ouvrit alors une porte épaisse, barrée comme celle d’une banque.

Nous pénétrâmes dans une chambre froide. La lumière clinique des néons verdissait le sol et les murs. Zeus s’approcha d’un grand congélateur ouvert et, me désignant théâtralement l’intérieur, m’annonça :

– Je te présente ma femme.

En me penchant, je vis une jeune fille poudrée de givre allongée au fond de la boîte. Elle portait une simple robe de soie blanche, agrémentée de quelques bijoux élégants. En regardant mieux, j’entrevis que le visage, sous les cristaux de glace, était superbe de régularité et de noblesse.

– Quand est-elle morte ? demandai-je.

– Elle n’est pas morte du tout. Elle s’est volontairement mise en sommeil congelé.

Il réfléchit.

– Voyons, c’était il y a…

Il chercha un instant dans sa mémoire puis, découragé, consulta le compteur du réfrigérateur.

– Dix ans ! Eh oui, déjà…

Il s’étonnait sincèrement qu’autant de temps se soit écoulé. Elle ne devait pas lui manquer beaucoup.

– Croyez-vous qu’elle nous entende ?

– Penses-tu, mon jeune ami. Avant d’être congelée, elle n’écoutait déjà personne, il n’y a pas de raisons que ça se soit arrangé.

Il prit à partie les néons et s’exclama :

– Dix ans ! Pourtant, je me souviens de la cérémonie comme si c’était hier. Donatella était si heureuse de s’installer ici.

– Voulez-vous dire qu’elle est entrée de son plein gré dans ce congélateur ?

– Elle se trouvait si belle qu’elle avait décidé de se faire réfrigérer à l’âge de vingt-huit ans, avant que le temps ne l’entame. Elle était persuadée que la science finirait par trouver le moyen d’empêcher le vieillissement et elle a exigé par écrit qu’on la réchauffe alors. Même si cela devait prendre trente ou cinquante ans.

Il réfléchit à voix haute :

– J’ai beaucoup apprécié la netteté de son choix. Donatella n’a jamais accepté de compromission. Elle est entrée dans son lit de glace comme elle se serait allongée pour une séance de massage à l’institut d’esthétique.

Il sourit en se souvenant.

– C’était une très jolie fête : j’avais habillé les domestiques en pingouins ; nos amis, venus du monde entier, lui ont jeté des brassées d’edelweiss lorsqu’elle est montée dans le caisson où elle s’est endormie en écoutant des chants de baleines. Ça avait une certaine gueule, je dois dire.

– Personne ne peut survivre à une telle température. Ça a dû la faire mourir ! m’exclamai-je.

Il contempla pensivement son épouse.

– Les avis sont partagés. J’ai consulté des avocats et des experts. Les uns disent qu’elle est morte, les autres qu’elle hiberne. Il faudrait la réchauffer pour le savoir avec certitude. En revanche, ça risquerait de provoquer le décès. Personne ne veut prendre ce risque. Bref, le résultat est que, tant qu’elle demeure dans la glace, je ne peux pas me remarier.

– Vous le voudriez ?

– Mes relations avec Donatella se sont beaucoup refroidies. Et puis, me marier est une habitude que j’ai prise. Je crois que mon génie créateur a besoin de muses. Donatella était ma huitième épouse.

Il se gratta la tête.

– Elle est ma huitième épouse. Et elle le reste, puisque personne ne peut dire aujourd’hui si elle est morte ou vivante. Il faut attendre que la science progresse. Étrange, n’est-ce pas ? Je ne sais pas si je suis le veuf de Donatella ou si Donatella un jour sera ma veuve.

Nous sortîmes de la chambre froide. Je n’étais pas mécontent de retrouver une ambiance normale, fut-ce celle de ma pièce blanche aux meubles blancs.

Titus le jambon vint nous apprendre que Paola, au comble de la malchance ce jour-là, après un faux pas dans l’escalier, s’était cassé la jambe. Une ambulance l’emportait à l’hôpital. Zeus ne prêta aucune attention à cette nouvelle.

– Vous comprenez, mon jeune ami, les statisticiens prétendent qu’un mâle de notre île connaît, durant sa vie, cinquante-sept femmes et demie.

– Cinquante-sept femmes…

–… et demie ! Eh oui, il faut avoir fait quinze ans de hautes études mathématiques pour avoir le droit de couper les femmes en deux. Naturellement, je suis très loin du compte. Je ne supporterais pas de rentrer dans une quelconque moyenne. Je suis au-dessus pour le nombre de femmes étreintes. Je suis bien au-dessus aussi pour le nombre de femmes épousées. Je le dois à l’idée que j’ai de moi.

– Pourquoi les épousez-vous ?

– Le tralala, mon jeune ami, le tralala ! Une femme ne vous respecte pas sans tralala. Il faut de l’église, de la gaze, des colombes, de l’orgue, des cadeaux, des belles-mères, des dragées, des mouchoirs, des festins, des invités, sinon les femmes nous prennent pour ce que nous sommes, de simples acharnés sexuels. Sans la pompe du tralala, elles ne nous distingueraient pas d’un vulgaire amant.

Il m’apostropha, violent :

– Car je suis un mari, jeune homme, un mari ! Pas un amant ! Si l’on joue une pièce, je veux le rôle noble. C’est comme mari que je réalise mes potentialités auprès d’une femme. Je veux qu’elle me doive tout.

– Que sont devenues vos autres épouses ?

– Toutes mortes.

Soudain Zeus-Peter Lama s’approcha de la fenêtre et fronça les sourcils.

En contrebas, des jardiniers s’occupaient des colombes. Zeus poussa la vitre et se mit à hurler :

– Qu’est-ce que ce bleu ! Vous moquez-vous de moi ? Changez immédiatement ce bleu !

Je m’approchai à mon tour et constatai que les hommes étaient en train de peindre les oiseaux.

– Éclaircissez ce bleu. Je le veux presque mauve. Je vous avais montré un échantillon : pervenche de sous-bois au soleil. Ce n’est pas sorcier, tout de même ? Pervenche de sous-bois au soleil !

Je mourrais d’envie de lui demander pourquoi il teignait les plumes de ses colombes mais je me retins. Pour m’en remercier sans doute, il me répondit :

– C’est pour mon arc-en-ciel.

J’approuvai de la tête comme si j’avais compris puis je revins à ses épouses.

– Je vous plains d’avoir perdu vos femmes.

– Ah oui ? fit-il surpris. Tout le monde dit ça. Pourtant je ne l’ai pas vécu douloureusement. Chacun de ces décès a fait partie de chaque histoire. Comme une touche artistique. Une touche définitive. Une manière de clore le récit et de le transformer en légende. Je me félicite d’avoir trouvé des femmes qui savaient, avec éclat, aussi bien entrer dans ma vie qu’en sortir. Elles avaient le génie de la mise en scène. Et puis, crois-moi, il est plus agréable de se souvenir d’une morte que d’une vivante. J’ai été veuf sept fois comme j’ai été marié sept fois : avec bonheur !

Il s’assit sur un tabouret que je n’avais pas remarqué et plongea dans ses souvenirs.

– La première, Barbara, était une créature intensément mystique qui entretenait des rapports réguliers avec les morts en faisant tourner les tables ; un matin, elle m’a laissé un mot sur notre lit : « Je suis trop curieuse, il faut que j’aille voir, je ne peux plus résister », et elle s’est tuée. La deuxième, Rosa, de tempérament beaucoup moins spirituel, bâfrait si vite qu’elle s’est coupé la respiration avec une coquille d’huître. La troisième, Éva, un mannequin de mode, a fini comme tous ces gens-là étouffée par un grain de raisin après deux ans d’anorexie, un grain de raisin dont elle avait oublié d’enlever la peau. Lisabetta, la quatrième, souffrait d’émotivité chronique et son cœur s’est arrêté de terreur, un jour, devant la télévision, où une curieuse souris sadique poursuivait un pauvre chat extrêmement bien dessiné. La cinquième… Comment s’appelait la cinquième ?

– Vous ne vous rappelez pas le prénom de votre cinquième femme ?

Il me toisa comme si j’étais l’impertinence même.

– Jeune homme, je ne connais pas un seul mari qui, ayant eu huit épouses, se souvient spontanément du prénom de la cinquième !

Il prit le temps de chercher en s’allumant deux cigarettes. Une pour chaque main.

– Ah oui, Isabella… Une aristocrate, longue, blonde, érudite. Une fin tragique. Morte écrasée par une vache.

– Écrasée par une vache ?

– Elle était au volant de sa décapotable sur une route de montagne. Au-dessus d’un virage, sur un surplomb, le poids d’une vache a fait céder le terrain. L’éboulement et l’animal sont tombés sur la voiture. Comment voulez-vous que je me souvienne aisément d’une épouse qui finit écrasée par une vache ? Quand on m’a prévenu, je n’y ai pas cru, j’ai eu un fou rire. Même le jour des funérailles, sa famille, ses amis, les enfants de chœur, l’église entière, y compris le curé, étaient secoués de gloussements nerveux.

Il poussa un soupir excédé et chassa ce souvenir.

– Estrella, la sixième, a eu la mauvaise idée d’absorber un somnifère avant de s’allonger sur sa table à bronzer : on l’a découverte sèche et brune, à l’état de momie. Et Pinta, la septième, a été étranglée par son amant qui était jaloux de moi parce qu’elle prononçait mon nom à l’instant de l’orgasme.

Il songea à la huitième et conclut :

– Maintenant, avec Donatella, je me retrouve un peu coincé. D’ordinaire, je sors de mes mariages par le veuvage. Car je suis contre le divorce. De plus, essaie donc de faire signer un cube de glace !

– Vous n’avez jamais été surpris par toutes ces morts ?

Il accueillit ma question avec étonnement. J’insistai :

– Cela ne vous a pas semblé… étrange ?

– C’est la loi des séries. À partir du moment où je me marie en série, il est logique que je devienne veuf en série. Un mathématicien de cinq ans t’expliquerait ça.

– Cependant… les voir toutes partir avant vous, cela ne vous a jamais, ne serait-ce qu’une seconde, amené à vous sentir…

Je n’arrivais pas à prononcer devant mon Bienfaiteur le mot « coupable ». Avec bonne volonté, Zeus scrutait ma bouche ouverte, attendait le mot, essayant même de le deviner.

Je décidai de recommencer la phrase, pensant qu’emporté par mon élan j’arriverais à articuler « coupable ».

– Toutes ces mortes, cela ne vous a jamais amené, ne serait-ce qu’une seconde, à vous sentir…

Il me regardait avec attention, guettant toujours le mot. J’essayai encore.

– À vous sentir…

– Immortel ? Si, bien sûr. Comment penser autrement ?

Et il quitta ma chambre pour gagner son atelier.

– Repose-toi. Tu dois être en pleine forme. Je vais préparer des maquettes pour ce bon docteur Fichet et nous allons pouvoir passer aux choses sérieuses.

Cependant il s’arrêta sur le pas de la porte. Il pivota et me contempla en fronçant les sourcils.

– Est-ce que tu te rends compte que tout va être différent désormais ?

– Je l’espère.

– Que tu te remets entièrement entre mes mains ?

– Oui.

– Que tu deviens, à jamais, dépendant de moi ?

– Oui.

– Que tu cherches le sens de ton existence dans mon esprit, mon seul esprit ?

– Oui.

– Que tu deviens en quelque sorte ma propriété ?

– Oui.

– Pourrais-tu me l’écrire ?

Je me retrouvai plaqué sur le bureau, un stylo entre les doigts, Zeus-Peter Lama dans mon dos qui guidait mon bras et me soufflait le texte.

– Pourquoi voulez-vous que j’écrive ?

– Le papier a plus de mémoire que les hommes. Je crains qu’ensuite, dans l’euphorie, tu n’oublies ce que tu viens de me dire.

Je griffonnai les quelques phrases avec lenteur.

– Comment dois-je signer ? Je ne peux pas utiliser mon nom puisque je suis officiellement mort.

– Tu n’as qu’à signer moi.

Je m’exécutai et lui rendis ma copie. Il la relut à voix haute :

– « Je me donne entièrement à Zeus-Peter Lama qui fera de moi ce qu’il désire. Sa volonté se substitue à la mienne en ce qui me concerne. Avec toute la force et la volonté qui me restent, je décide librement de devenir sa complète propriété. moi. »

Après avoir caressé le billet comme s’il se fut agi d’un animal vivant, il le glissa dans une poche et me fixa tel un python qui hypnotise sa proie.

– Je vois une chose magnifique en toi…

– Quoi donc ?

– Ton destin.